L’AUTONOMIE DE L’ESTHÉTIQUE EST DIVERS DE L’AUTONOMIE DE L’ART
- Marc Jimenez
« ‘Autonomie de l’esthétique’ n’a pas le même sens qu’`autonomie de l’art’, mais un certain nombre de corrélations existent entre l’une et l’autre. La réflexion spécifique, que nous venons d’évoquer, suppose que l’objet auquel elle s’applique soit lui-même défini de façon précise ; or, le mot art, héritier, dès le XI siècle, de son origine latine ars = activité, habileté, ne désigne, jusqu’au XV siècle, en Occident, qu’un ensemble d’activités liées à la technique, au métier, au savoir-faire, c’est-à-dire `des tâches essentiellement manuelles. L’idée même d’esthétique, au sens moderne, n’apparaît qu’au moment où l’art est reconnu et se reconnaît, à travers son concept, comme activité intellectuelle, irréductible à une quelconque autre tâche purement technicienne.
« Ainsi, l’esthétique, qui inaugure sa phase moderne à partir de 1750, ne s’est pas déclarée autonome du jour au lendemain par la seule grâce du philosophe allemand Baumgarten. Sa fondation en tant que science est le résultat d’un long processus d’émancipation qui, du moins en Occident, concerne l’ensemble de l’activité spirituelle, intellectuelle, philosophique et artistique, notamment depuis la Renaissance.
« L’idée que la création n’est plus seulement d’essence divine mais relève d’une action humaine s’impose après bien des débats théologiques et philosophiques; à l’origine, elle ne concerne pas directement ni immédiatement le domaine de l’art. De même, nombre de conceptions a priori doivent être combattues pour que la relation entre la raison et la sensibilité ne soit pas uniquement perçue comme conflictuelle. Il faut aussi attendre le XVII siècle pour que le beau s’affranchisse des valeurs du bien et du vrai, et la fin du XVIII siècle pour que l’imitation de la nature ne soit plus considérée comme la seule finalité de l’artiste.
« Le mouvement des idées qui s’affirme au XVIII siècle , et qui conduit aux libérations que l’on vient d’évoquer, ne s’est pas donc imposé de lui-même. Il traduit les profondes modifications que subissent, depuis le Moyen Âge, les conditions sociales, économiques et politiques. Ce sont ces transformations qui permettent aux nouvelles conceptions de se concrétiser dans la réalité. Un seule exemple: la reconnaissance sociale de l’artiste, qui abandonne peu à peu son statut d’artisan – parfois avec quelque réticence – doit être mise en corrélation avec l’affranchissement progressif des artistes vis-à-vis des tutelles religieuses, monarchiques et aristocratiques. De l’artisan, lié par le mécénat, assujetti au bon vouloir d’un prince, on est passé à l’artiste humaniste, doté d’un véritable savoir, et non plus seulement d’un savoir-faire, puis à l’artiste que négocie ses oeuvres sur le marché et assure leur promotion auprès du public.
« Il s’agit là d’un schéma simplifié, mais suffisant pour montrer que la déclaration d’autonomie de l’esthétique a été en quelque sorte préparée de longue date. Elle n’intervient qu’au terme d’une lente évolution intellectuelle et matérielle de la société occidentale qui vise à émanciper l’homme à l’égard des tutelles anciennes, théologique, métaphysique, morale, mais aussi sociale et politique. »
- In: QU’EST-CE QUE L’ESTHÉTIQUE?, COl. FOLIO/ESSAIS, ÉDITIONS GALLIMARD, 1997, pp. 32-33.
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